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L’accompagnement spirituel musulman en milieu carcéral suisse: vers une reconnaissance institutionnelle durable

L’accompagnement spirituel musulman en milieu carcéral suisse: vers une reconnaissance institutionnelle durable
Dr Mohamad Khir Alwazir
Université de Fribourg – CAS Accompagnement spirituel musulman dans les institutions publiques
Genève, 2025
Résumé
Cet article analyse les pratiques, les défis et les perspectives de l’aumônerie musulmane dans les prisons suisses. À partir d’entretiens qualitatifs menés avec un aumônier musulman expérimenté et un ancien détenu, il met en lumière les apports spirituels et humanitaires de cette présence, mais aussi les obstacles structurels : absence de statut officiel, méfiances institutionnelles et inégalités confessionnelles. L’étude conclut que la reconnaissance institutionnelle de l’aumônerie musulmane constitue une étape nécessaire pour garantir l’égalité de traitement et renforcer la cohésion sociale dans les établissements pénitentiaires.
Mots-clés : aumônerie musulmane ; prisons ; Suisse ; pluralisme religieux ; laïcité ; accompagnement spirituel ; réinsertion.
- Introduction
L’accompagnement spirituel constitue un droit fondamental en détention, inscrit dans la liberté de religion et de conscience. Or, en Suisse, l’aumônerie musulmane demeure faiblement institutionnalisée malgré la proportion importante de détenus se réclamant de l’islam. Cette recherche vise à :
- Décrire le rôle de l’aumônier musulman en prison ;
- Identifier les défis rencontrés;
- Examiner les perspectives d’institutionnalisation durable.
L’analyse repose sur deux entretiens semi-directifs et s’inscrit dans la dynamique plus large de professionnalisation de l’aumônerie interreligieuse promue par le Centre Suisse Islam et Société (CSIS).
- Cadre contextuel : pluralisme religieux et système pénitentiaire suisse
La Suisse connaît une diversification rapide du paysage religieux (Stolz et al., 2016). L’islam, troisième confession du pays, est particulièrement présent dans les établissements carcéraux – jusqu’à 50 % des détenus à Genève.
Pourtant, la mise en œuvre du droit à l’assistance spirituelle reste inégale : seuls les aumôniers catholiques et protestants disposent de mandats officiels, tandis que les imams interviennent souvent bénévolement. Cette disparité crée une inégalité d’accès contraire à l’esprit des Règles pénitentiaires européennes (Conseil de l’Europe, 2020).
Le système pénitentiaire, décentralisé au niveau cantonal, explique cette variabilité. Genève, fidèle à sa tradition laïque, ne finance aucun culte ; d’autres cantons reconnaissent les Églises historiques et rémunèrent leurs aumôniers. Dans ce contexte, les intervenants musulmans doivent composer avec la précarité de leur statut et l’absence d’intégration institutionnelle.
- Méthodologie
Une approche qualitative exploratoire a été privilégiée afin de comprendre l’expérience vécue. Deux participants ont été retenus :
- M.Y, aumônier musulman actif depuis plus de 20 ans en Suisse romande ;
- M.X, ancien détenu syrien ayant purgé deux ans de détention.
Les entretiens (60 minutes chacun) ont été analysés selon la méthode de Braun & Clarke (2006, 2022) – analyse thématique inductive. Quatre axes majeurs se dégagent : (1) le rôle de l’aumônerie ; (2) les obstacles institutionnels ; (3) le vécu du Ramadan ; (4) les perspectives d’évolution.
- Résultats
4.1. L’aumônerie comme espace d’humanité
Pour les détenus, l’aumônier représente « la seule personne à qui parler sans crainte ». Sa présence redonne sens et dignité, aide à la gestion de la culpabilité et favorise un cheminement spirituel constructif.
L’aumônier assume plusieurs fonctions : écoute confidentielle, guidance religieuse (prières, jeûne), médiation culturelle et prévention des tensions. Cette présence contribue à humaniser la peine et à maintenir un climat apaisé.
4.2. Obstacles structurels
- Absence de statut et manque de ressources : interventions limitées, bénévolat, défraiement symbolique.
- Intégration partielle : pas d’accès aux réunions, dépendance logistique, absence de bureau.
- Méfiances sécuritaires : suspicion de prosélytisme, manque de connaissance du rôle de l’imam.
- Diversité du public musulman : nécessité d’adaptation constante face à des profils variés (convertis, non-pratiquants, détenus fragiles).
Ces contraintes restreignent la portée de l’action pastorale et génèrent un sentiment d’exclusion religieuse chez les détenus musulmans.
4.3. Le Ramadan derrière les barreaux
Le jeûne constitue un repère spirituel fort mais difficile à vivre : absence de repas collectifs, isolement, contraintes horaires. L’aumônier négocie des aménagements (distribution de dattes, menus halal) mais se heurte aux règles de sécurité. Malgré tout, cette période devient un moment de solidarité entre détenus et renforce la cohésion communautaire.
4.4. Vers la reconnaissance institutionnelle
Les deux interlocuteurs plaident pour :
- la création de postes rémunérés d’aumôniers musulmans ;
- la professionnalisation via des formations certifiantes ;
- l’intégration dans les équipes interreligieuses.
L’exemple genevois et le modèle zurichois illustrent une évolution positive : mandat de prestation, collaboration avec les Églises, supervision mixte.
- Discussion
Les résultats confirment les analyses de Schneuwly Purdie (2024) et Arsever (2015) : l’aumônerie musulmane, bien que précieuse, demeure sous-institutionnalisée.
L’absence de reconnaissance crée une inégalité contraire aux principes de neutralité et d’égalité de traitement. À l’inverse, les expériences cantonales pilotes (Zurich, Vaud, Genève) démontrent que la coopération interreligieuse et la formation académique favorisent une intégration harmonieuse.
La professionnalisation répond également à un enjeu sécuritaire : un imam formé et reconnu agit comme médiateur culturel et facteur de prévention, non comme vecteur de radicalisation. Enfin, l’aumônerie participe à la réinsertion – elle restaure la confiance, le sens moral et la responsabilité individuelle, conditions nécessaires à la réhabilitation (Schneuwly Purdie & Zurbuchen, 2021).
- Recommandations
- Institutionnalisation cantonale : création de postes financés et intégrés dans les services d’aumônerie.
- Formation continue : généraliser le CAS du CSIS et élaborer des modules spécifiques au milieu carcéral.
- Collaboration interreligieuse : équipes mixtes, supervision commune, partage d’expériences.
- Communication publique : valoriser l’aumônerie comme service d’intérêt général au-delà des appartenances confessionnelles.
- Recherche évaluative : mesurer les impacts sur le bien-être et la réinsertion des détenus.
- Conclusion
L’aumônerie musulmane en prison suisse incarne un levier d’humanisation et de cohésion.
Sa reconnaissance institutionnelle n’est pas un privilège religieux, mais une exigence d’égalité et de dignité humaine. En intégrant les imams formés au sein des équipes pluridisciplinaires, la Suisse renforcerait un modèle de laïcité inclusive – fidèle à ses valeurs démocratiques et attentive à la pluralité spirituelle de sa population carcérale.
« Sans l’aumônerie, la prison t’écrase l’âme ; avec elle, tu te rappelles que tu restes un être humain. » — Ancien détenu musulman
- Lien avec le Triple Nexus : humanitaire – développement – paix
L’aumônerie musulmane s’inscrit naturellement dans la logique du Triple Nexus, qui articule aide humanitaire, développement durable et consolidation de la paix.
En contexte carcéral, ces trois dimensions convergent :
- Humanitaire, car l’accompagnement spirituel répond aux besoins fondamentaux de dignité, d’écoute et de réconfort psychologique.
- Développement, car il favorise la reconstruction personnelle, la réinsertion sociale et la réhabilitation éthique du détenu.
- Paix, car il contribue à la prévention de la violence, à la gestion non conflictuelle des différences religieuses et à la promotion du vivre-ensemble.
Ainsi, l’aumônerie agit comme un pont entre justice, compassion et réintégration, renforçant la résilience des individus et des institutions.
Dans cette optique, reconnaître l’aumônerie musulmane ne relève pas uniquement de la liberté religieuse, mais d’une stratégie de cohésion sociétale conforme aux principes du Triple Nexus appliqués au domaine pénitentiaire suisse.
Elle soutient la transition d’une logique punitive à une logique réparatrice et inclusive, plaçant la dignité humaine au cœur du système carcéral et consolidant la paix sociale.
Références principales
Arsever, S. (2015). Aumôniers musulmans : le long chemin vers la reconnaissance. Bulletin Info Prisons 14.
Braun, V. & Clarke, V. (2022). Toward Good Practice in Thematic Analysis. Advances in Methods and Practices in Psychological Science, 5(4).
Conseil de l’Europe (2020). Règles pénitentiaires européennes.
Schneuwly Purdie, M. (2024). Encadrer une population musulmane plurielle en prison. Société suisse de criminologie.
Schneuwly Purdie, M. & Zurbuchen, A. (2021). L’aumônerie dans les institutions publiques. CSIS.
Stolz, J. et al. (2016). Pratiques et croyances religieuses et spirituelles en Suisse. OFS.
Université de Fribourg – CSIS (2023). L’aumônerie musulmane dans les institutions publiques.